4 générations vivent aujourd'hui en France (4)

Publié le par Jacques Lambert

Camemberrt fushia4 ère période : elle concerne ceux qui sont nés entre 1977 et 1994 et dont les années de formation vont être marquées par l’instabilité grandissante d’une société qui va graduellement passer d’une culture du risque à une culture de l’incertitude.  Ils représentent 27% de la population Française. Ils constituent 7% des ménages et environ 40% d’entre eux sont nés dans une famille autre que nucléaire. Ils frappent aujourd’hui à la porte du monde du travail. Ils ont du mal à y entrer et lorsqu’ils pénètrent dans nos entreprises, cela représente pour eux un vrai choc culturel.

 

 

Repères économiques : une société placée sous le signe de l’incertitude

 

Si le PIB se maintient en moyenne à son niveau bas, autour d’une progression de 2% annuels[1], l’activité économique en fait, alterne périodes de reprise et périodes de déprime : -1% en 1994, + 2% en 1995, +1% en 1996, etc.). On est bien dans une croissance en dents de scie qui génère un sentiment d’incertitude concernant le devenir économique du pays et qui interroge les chemins de vie des personnes.

 

D’autant plus que cette période voit le ralentissement de l’augmentation d’emplois nouveaux, simultanément à l’accroissement du nombre de jeunes diplômés. Pour mémoire, 62% de la classe d’âge allait jusqu’au baccalauréat en 1994, contre 30% en 1988. Tandis que le nombre de détenteurs d’une licence  passait à 20% en 1994 contre 10% pour 1988. Cet effet de ciseau rend encore moins certain le fait de pouvoir trouver un travail à la hauteur du diplôme obtenu. Rappelons qu’en France, le diplôme reste un élément majeur de stratification et de classification sociale.

 

Dans notre pays, la jeunesse représente de fait une importante « variable d’ajustement » entre l’activité économique et l’emploi. Par exemple, en 2002, alors que le taux de chômage est de 9% pour l’ensemble de la population, toutes catégories confondues, il est de 19,3% pour les 15-24 ans. En 2004, les chiffres seront respectivement de 10% et de 22,4%. Là où la génération de ceux qui sont nés entre 1945 et 1967 tirent bien leur épingle du jeu en fournissant le gros des actifs et en occupant et en conservant les postes de direction et d’encadrement, les jeunes peinent à s’insérer dans le monde du travail[2].

 

Le phénomène de mondialisation de l’économie est intégré par tous et le concept de « monde village » via le développement fulgurant des nouvelles technologies de l’information et de la communication fait son chemin et remporte le succès que l’on sait.

 

La financiarisation toujours plus importante de l’économie provoque une dévalorisation de l’industrie[3] et raccourci considérablement la durée du cycle investissement / retour sur investissement, provoquant mouvements, achats et regroupements des sociétés et des grands groupes, alimentant le sentiment de précarité et aussi l’inscription de l’activité économique dans l’immédiat et le court terme. Les mouvements de délocalisation géographique des outils de production, viennent alors contribuer à inscrire l’activité professionnelle des personnes sous le signe de la précarité et de l’incertain. De son côté, la virtualisation des finances et les jeux spéculatifs en bourse qui en découlent, renforcent encore le climat d’incertitude et le phénomène d’accélération de l’époque.

 

Bref, le monde est à la fois complexe, risqué et incertain et il nous le fait savoir via les médias et les technologies de l’immédiat. La notion d’incertitude s’installe dans tous les esprits et, ce faisant, dans les systèmes de représentations collectives.

 

 

 

Repères sociaux : des parcours de plus en plus individualisés et de moins en moins certains

 

Devant l’énormité et la complexité des menaces perçues, chacun se sent personnellement menacé dans sa vie et dans son devenir. Le groupe n’est plus perçu comme pouvant être protecteur. L’individu, qui se sent isolé devant la menace, a tendance à vouloir « courir sa chance » de façon autonome. Les parcours de vie vont être de moins en moins soutenus par un collectif, « réussir sa vie » devient de plus en plus une odyssée, qui comme chacun le sait depuis Homère, est par définition, une aventure dont la personne sera l’entrepreneur et le seul héros.

 

C’est maintenant que s’épanouit pleinement le concept d’individualisation. Un exemple frappant, celui du remplacement de la notion de qualification par celle de compétence.[4]

Réactualiser constamment ses compétences pour rester adaptés au marché du travail (qui est de plus en plus un marché suivant et subissant les ajustements de l’offre et de la demande) tel est le challenge pour cette nouvelle génération.

 

D’ailleurs cette génération exprime une défiance particulière à l’égard des institutions. Elle ne fait en cela que surfer sur le travail de ses aînés qui avaient affaibli et désacralisé ces institutions tout au long des années 1970. Dans l’enquête internationale intitulée « les jeunesses face à leur avenir », moins de 5% des jeunes français enquêtés déclarent faire confiance au gouvernement, aux médias et aux sociétés internationales. Moins de 10% déclarent faire confiance aux organisations non gouvernementales, comme les syndicats, l’institution Européenne, les institutions religieuses et…  autrui, tout simplement.[5] Elle se tourne plus volontiers vers des regroupements non institutionnels à structure et à culture horizontale (type associations[6]) que vers les structures verticales traditionnelles (partis politiques et syndicats).

 

De la même façon, dans une enquête internationale récente, ils expriment un faible sentiment d’appartenance à la société dont ils font partie ; en tout cas un moindre sentiment d’attachement à leur société que nombre de jeunes d’autres pays (Suède, Espagne, Etats-Unis et Chine, par exemple).[7] D’ailleurs, de façon complémentaire, dans leur vision de leur avenir, ils manifestent plus de confiance dans leurs capacités propres que dans celles de la société dans laquelle ils vivent. La valeur d’individualisation semble décidément avoir été bien intégrée.

 

En plus de la valeur « individualisation » cette nouvelle société distille une autre valeur, celle de la mobilité.

 

Cette nécessaire mobilité s’exprime dans toutes les dimensions de la vie des personnes.

 

Mobilité physique : aujourd’hui, chacun d’entre nous nous parcourt en moyenne 45 km par jour, pour ses loisirs, comme pour son travail (33% de ces trajets sont effectués pour le travail, 55% le sont pour les loisirs, les vacances et les relations)[8]. Les distances à parcourir ne cessent d’augmenter, pour aller travailler, pour conduire les enfants à l’école, pour aller faire ses courses dans les centres commerciaux à la périphérie des villes, pour aller au cinéma dans les mêmes centres ou pour aller dans les centres de loisirs…). 64% des français « partent » en vacances qui sont ainsi devenues synonymes de départ et de voyages. C’est ainsi que partir est devenu la norme et rester l’exception. Aujourd’hui, pour être intégré, il faut être mobile.

 

Mobilité géographique à travers les délocalisations et les phénomènes de migrations vers de nouveaux lieux de travail. En effet, les nouvelles implantations des lieux de travail participent au mouvement et on observe une progressive désaffection des grands bassins industriels historiques pour un redéploiement des entreprises vers des régions qui étaient auparavant des lieux de vacances ; le sud et l’ouest de la France. Une façon de se rapprocher des vacances tout en allant travailler ? Sans oublier que cette mobilité est facilitée et alimentée par les innovations technologiques qui nous permettant de nous déplacer de plus en plus vite (par exemple l’extension du TGV qui peu à peu maille le territoire, puis établi la jonction avec l’international) nous permettent de nous déplacer de plus en plus loin et de plus en plus souvent.

 

Mobilité professionnelle. Changer d’employeur, changer de carrière et pourquoi pas changer de pays. Les carrières les plus fortes et les plus rapides se font aujourd’hui via un parcours international. Bouger pour engranger les expériences.  Bouger pour progresser et cela va encore s’accentuer avec la réouverture du marché du travail aux nouvelles générations. Ainsi, bien qu’encore peu étudié, l’émigration est un phénomène qui se développe en France, puisque sur 10 ans, son taux a augmenté de 40%.[9]

 

Mobilité relationnelle ; jusque dans les années 1960, les individus vivaient en s’inscrivant dans un territoire limité : la famille, le village, le quartier pour la plupart. Tout naturellement c’est dans le cadre de ce territoire que se constituait leur réseau relationnel. Un réseau relationnel partagé, sous le regard et la surveillance de tous et de chacun. La modernisation et l’individualisation des moyens de transports et de communication va bientôt permettre à chacun des membres de la famille d’étendre son propre territoire et de constituer son propre réseau relationnel au fil de ses trajets et au gré de ses rencontres et échappant au regard et à la surveillance et à la pression des autres membres de la famille. Les nouvelles technologies de l’information vont venir nourrir ce processus en le rendant potentiellement sans limites, ni dans le temps, ni dans l’espace. La famille passe ainsi du « nous » associé au territoire et aux relations partagées aux « je » pluriels des lieux et des relations à soi. Ça n’est plus la présence commune sur un territoire qui va assurer la pérennité du réseau relationnel, mais la volonté de chaque individu de maintenir ou pas ses propres réseaux relationnels. Nous passons d’une logique de territoire à une logique d’archipels relationnels se constituant grâce et autour de chaque individu et dont la pérennité ne dépend alors que de sa seule volonté. Les « réseaux sociaux » de type « face-book » constituent le plus récent avatar contemporain de cette mobilité à la fois relationnelle et virtuelle. Mobilité qui est devenue vitale pour les membres des deux dernières générations.

 

Mais aussi mobilité des centres d’intérêt. Extraordinaire invention, que celle de la zappette, qui permet de changer de programme, sans bouger de son fauteuil. Extraordinaire invention qui, via la télévision, va permettre de voyager immobile tout en butinant informations, découvertes, connaissances. Bientôt relayée par les ordinateur et le réseau Internet, elle va très vite généraliser une façon ultrarapide d’explorer, de tester, d’être curieux ou pas et en quelque sorte de faire son marché informationnel et culturel, changeant de centre d’intérêt au hasard des rencontres et des carambolages. Le zapping, ou l’accumulation de connaissances au fil de voyages immobiles. Être là et ailleurs et présent en permanence.

 

Mobilité affective aussi, avec un taux de divortialité qui atteint aujourd’hui les 45%. L’union ou le mariage, ce n’est plus pour la vie, là aussi une grande mobilité va permettre de tester et de vivre la famille dans tous ses états : nucléaire, monoparentale, recomposée, décomposée, hétérosexuelle, homosexuelle, par adoption et par procréation assistée. 

 

Choisir est au cœur de la vie de la jeune génération.

 

Choisir son identité : pour le sociologue  François de Singly, cette génération serait passée d’un mode d’émancipation par le détachement à un mode d’émancipation par la différenciation individuelle[10]. En ce sens, devenir adulte n’est plus s’opposer aux générations précédentes, mais devient bien se différencier en se singularisant. Se singulariser passe par se construire une identité et exige que cette identité soit clairement indentifiable comme unique.  Or, nous avons vu que déjà, pour la génération précédente, cette identité est de moins en moins socialement prescrite mais relève de plus en plus d’un travail d’élaboration individuel.

 

En synthèse

Devant cette absence de cadre de référence indispensable à la vie en société et de mise en perspective, toute une génération se bricole des références individuelles, multiples, mouvantes et changeantes. A la transmission verticale désormais défaillante,  ils substituent les réseaux relationnels et les groupes de pairs. Ce faisant, ils renforcent l’horizontalité de la société tout en continuant à contribuer à l’affaiblissement de ses instances verticales. Ils vont devoir « inventer » leur vie et leur carrière.[11] Choisir est devenu la grande affaire de leur vie, il est au cœur de cette nécessaire invention de leurs vies et de nouveaux métiers. Ils veulent « réussir » leur vie, mais cela dépend désormais beaucoup plus de leurs capacités individuelles que d’un quelconque soutient collectif.

Et la société a placé la barre très haut ;  l’OMS vient de définir la santé comme étant « un état de bien être général ». Entendre par là, un état de bien être tant physique que psychologique, un individu épanoui et suffisamment prospère économiquement…



[1] Taux de croissance moyen du PIB entre 1975 et 2006 : 2,3%. Source Insee Première N°1136. Mai 2007.

[2] L'âge médian d'accès au premier emploi est passé de 19 ans dans les années 70 à près de 25 ans aujourd’hui. Deux causes à cela, l’allongement de la durée des études et le chômage. Source Insee. Ou encore : en 2000  67% des jeunes de 15 à 24 ans sont scolarisés, 23% exercent un emploi, 6% sont chômeurs et 3% sont inactifs. Source Insee.

[3] Par exemple, le sort réservé à l’Ile Seguin, lieu emblématique des usines Renault et des luttes ouvrières, qui va être transformé en « espace culturel » illustre bien ce déplacement de valeurs.

[4] Cf. infra p…

[5]Enquête Les jeunesses face à leur avenir. Fondation pour l’innovation politique. 2008.

[6] 66 000 créations d’associations pour l’année 2001/2002 ; 70 255 pour l’année 2006/2007, dont 21 000 dans la catégorie « culture », 13 300 dans la catégorie « action sociale – culturelle », 12 500 dans la catégorie « sports » et 14 000 dans la catégorie « domaine social ». avec une mention particulière pour la catégorie « politique » dans laquelle il n’y a que 1 100 créations mais ce qui représente une progression de 25% en un an. Source CerPhi. La France associative. 2007.

[7] Enquête Les jeunesses face à leur avenir. Fondation pour l’innovation politique. 2008.

[8] jeanViard. Eloge de la mobilité. L’aube. 2006.

[9] Les 4 mystères de la population française. Hervé le Bras. Odile Jacob. 2007.

[10] François de Singly. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris. Armand Collin. 2004.

[11] Inventer au sens de celui qui fait une découverte et en rupture par rapport au quasi déterminisme social des générations précédentes.

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